Nouvelle : Joyeux Noël

Simon se permit un sourire. Depuis trente-cinq ans qu'il travaillait ici, sur ce tabouret, devant cette table en bois, avec ces bougies pour seul éclairage, à lire les lettres que les clients du monde entier envoyaient, il n'avais jamais vu ça. Il consulta ses fichiers, et le client lui parut exemplaire. Rien à lui reprocher, un dossier impeccable. Il relut la commande, le style était agréable, pas éxigeant comme chez certains qui estiment que tout leur est dû, ni suppliant comme chez ceux qui savent que leur réputation est douteuse. Une simple requête, polie, et calligraphiée avec soin.
Pourquoi pas, après tout. Le client n'a pas toujours raison, mais celui-ci était fidèle à la maison depuis une bonne vingtaine d'années. Pourquoi pas, oui... Simon apposa la mention "Accepté" d'un coup de tampon rouge sur la lettre, puis réfléchit un moment. Il trempa alors sa plume de cygne blanc dans l'encrier, et rédigea une réponse pour le client, ainsi que la liste des articles à livrer, et les envoya ensemble sur une glissière qui menait au service des livraisons. Puis il rajusta ses grandes lunettes rondes, et ouvrit la lettre suivante. Le courrier n'attendait pas.

Oscar écarquilla les yeux en voyant la liste. Elle n'était pas particulièrement longue, bien au contraire, mais on ne lui avait jamais demandé ca. Il était à peu près certain, d'ailleurs, que nulle part, sur aucune des étagères de l'immense entrepôt dans lequel il travaillait, et qui contenait normalement tout ce qu'un client pouvait réclamer, il ne trouverait l'article en question. Il relut la liste, incrédule : Livrer la lettre, c'était tout à fait possible. Mais le deuxième article... Il alla trouver son chef, et lui exposa la situation. Ce dernier lui répondit que le dossier avait été accepté, et qu'il fallait livrer. Et vite, puisque le client devait impérativement tout recevoir le lendemain matin. La maison ne livrait jamais en retard, elle n'allait pas commencer maintenant.
Oscar chercha un moment, puis trouva une solution. Il alla remettre la lettre en main propre au coordinateur des expéditions, et lui exposa son idée. Celui-ci hocha la tête, et lui assura que ce serait fait.

Sandra exultait. A dix-sept ans, elle venait tout juste de recevoir son accreditation pour piloter les véhicules de la maison, et on lui confiait déja une mission. Elle était très fière de son nouvel uniforme, chaud et élégant, tout en restant reconnaissable par tous. L'image des employés était très importante, et elle n'allait pas faire honte à son patron. Elle s'étonna juste qu'on ne lui affecte qu'un seul client. Ses collègues en livraient des dixaines à chaque voyage, pourtant... Il devait s'agir d'un test, et elle était bien décidée à le réussir. Elle s'installa sur le siège, et vérifia qu'elle n'oubliait rien. Elle n'avait, finalement, qu'une seule lettre à livrer, et elle se trouvait bien accrochée à l'arrière. Aucun risque de la perdre en route. Elle n'avait pas beaucoup de temps, elle en était consciente... Pas question de traîner. Elle décolla.

Après quelque heures de voyage, elle arriva à destination. Facile, il ne lui restait plus qu'à déposer la lettre à l'endroit convenu, et le tour serait joué. Elle rajusta une dernière fois son uniforme, le manteau de fourrure, le bonnet assorti. Elle eut un peu le trac, juste un peu. Normal, c'était sa première livraison. Un dernier coup d'oeil, par sécurité... rien à signaler, tout était éteint. Elle prit une grande inspiration, et sauta, pieds joints et bras le long du corps, comme à l'entrainement.
C'était étonnament facile, finalement. Qui eut cru qu'elle pût se glisser ainsi à l'intérieur, sans bruit ? Un homme dormait, et elle ne devait surtout pas le réveiller. Ce n'était pas dans les habitudes de la maison.

Sandra s'avanca, et déposa délicatement la lettre tant convoitée. Elle entendit soudain une cavalcade, dehors, et le bruit des grelots. Avec horreur, elle vit le traîneau dans lequel elle était arrivée repartir au galop dans le ciel brumeux. Elle cria de désespoir, puis se figea d'horreur quand l'homme ouvrit les paupières et l'apperçut. Il était jeune, une vingtaine d'années, et il avait dormi dans un fauteuil, devant la cheminée par où elle venait d'entrer. Autant sauver les apparences, se dit-elle alors, en ramassant la lettre, pour lui donner en main propre.

L'homme l'ouvrit, la lut rapidement, puis la relut, visiblement sous le choc. D'une main tremblante, il laissa tomber le courrier, puis, brusquement, prit Sandra dans ses bras. Elle regarda autour d'elle, apeurée, et vit au sol la lettre ouverte. L'écriture était lisible, même sans se pencher.

La lettre était courte, juste quelques mots : "Prenez bien soin d'elle. Joyeux Noël."

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